« Tu m'énerve! J'en peux plus. » La jeune femme tournoyait dans sa petite cuisine. Ses cheveux suivaient le mouvement et claquaient contre sa peau à chaque mouvement. Elle semblait hors d'elle. Les yeux tranchants tels des lames affutées, les joues rouges et le souffle court, elle avait longtemps gardé ce qu'elle pensait dans son fort intérieur. Cependant, elle n'en pouvait plus. Elle devait lâcher tout ce qu'elle portait sur le coeur et qui lui pesait si lourd sur les épaules. Au-dessus de sa cuisinière, elle retourna les beefsteaks vivement, sans faire attention aux dégâts qu'elle causait. C'est qu'elle en avait marre d'être la bonniche de la maison, travailler toute la journée alors que Tonny n'en faisait rien, s'occuper de la petite Teddie tandis que son époux trainait quelque part dans le Bronx. Ses nerfs étaient à vif. Il fallait qu'elle livre le fond de ses pensées, tout de suite. « Lolita... » Son nom dans sa bouche l'énerva au plus au point. Elle savait exactement qu'il essayait de l'amadouer. Mais cette fois, il ne s'en sortira pas ainsi. Cette fois, c'est elle qui allait mener la discussion. « Il n'y a pas de Lolita. A quoi pensais-tu en rapportant CA à la maison ? Tu peux me le dire hein ?! » La fourchette qu'elle tenait dans la main rejoignit l'objet de son regard anxieux et rageur. « Dis-moi pourquoi tu as ramené de la drogue ici ? D'ailleurs, est-ce que tu l'as fait souvent ? Réponds-moi. » C'était tellement irrespectueux de la part de Tonny. Celui-ci haussa les épaules et se dirigea vers la porte de la sortie. « Réponds-moi quand je te parle! Depuis quand tu l'as mise ici ? Tu sais que la petite aurait pu le trouver ? Tu te crois où là ? Chez tes copains ? » Elle le rattrapa et se plaqua dos-à-dos contre la porte. Il n'allait pas faire l'autruche et s'échapper. « J'ai peur Tonny... pour toi, pour notre fille. Si tu te fais attraper, tu iras en prison. Pense à Teddie. Nous devons lui offrir une vie meilleure que la nôtre. » Elle le suppliait du regard. Elle ne voulait plus l'engueuler, mais le faire revenir à la raison. « Moi, je vis la mienne. Je devais juste garder la came un jour, pas plus. Et puis merde, j'me casse, t'es trop chiante. » Il la poussa, le regard hagard, les yeux rougies par la drogue, et ouvrit la porte d'entrée pour sortir de cette satané maison et ne plus y revenir. La femme, surprise, resta un instant sur le palier, puis elle comprit que son Tonny ne reviendra jamais. Sauf si la faim et la pauvreté le menacerait de disparaitre de la surface de la Terre.
« Maman ? Qu'est-ce qui s'passe ? » Lolita se retourna vers sa fille, Teddie, qui avait du se réveiller suite aux cris. La bouille fatiguée, les yeux bouffis, elle n'avait pas plus de cinq ans. « Rien ma chérie. Ton papa risque de rentrer très très tard. Allez, viens, on retourne se coucher. » Elle prit sa fille dans ses bras et la porta jusque dans sa chambre. Celle-ci était décorée de dessins, ce qui permettait de cacher le papier peint noirâtre et sale de la pièce. La jeune maman la déposa et lui baisa le front avant de sortir de la chambre. Une fois dehors, elle s'effondra sur le canapé le plus proche et pleura de tout son soûl jusqu'à sommeiller de fatigue.


« Maman, arrêtes... » Teddie leva les yeux au ciel. Elle mourrait de honte devant son petit-ami, Roby. Finalement, elle n'aurait jamais du l'inviter chez sa mère. Cette dernière leur contait toutes les conneries qu'elle avait pu effectuer avec son fiancé de l'époque, c'est-à-dire son époux actuel qu'elle n'avait pas revu depuis maintenant treize ans. Un amour fort qui les avait aveuglés pendant toute leur adolescence. Teddie rougit jusqu'à la pointe de ses oreilles. Son père était un salaud, voilà la vérité. Elle n'avait pas arrêté de le dire à sa mère, de la convaincre qu'il existait de meilleurs hommes dans ce monde, mais elle ne l'écoutait jamais. Et maintenant, voilà qu'elle racontait son histoire d'amour à son copain. Elle voudrait se trouver dix pieds sous terre à cet instant. En guise de réponse, elle n'eut qu'un regard forcé de Lolita. Teddie se frotta le front, désespéré et chercha le regard de Roby afin de le rassurer. Mais ce fut sa main, en dessous de la table qu'elle trouva. Il la lui serra doucement et fermement. Puis, il tourna sa tête vers elle, un sourire complice entre les lèvres. Il était si patient, si généreux... Teddie en perdit le fil de la conversation. Elle était heureuse. Elle aimait un homme, elle avait eu ses graduations. Bref, tout baignait. La vie était belle.


« C'était magnifique chéri. Merci. » Teddie, pendue au bras de son fiancé, lui prit le visage entre les deux mains et l'embrassa langoureusement sur la bouche. Une sensation de bien-être s'engouffra en elle, puis l'envie rattrapa rapidement ce sentiment. La nuit n'était pas encore terminée et allait être agitée. Teddie était impatiente de rentrer à présent et Roby ne semblait pas en être déplus. Lui aussi brûlait de désir pour cette femme qu'il aimait depuis deux ans. Pas une fois ils ne s'étaient séparés. Évidemment, les disputes avaient été présentes, mais elles s'étaient toujours terminées par un baiser. « C'est rien mon amour. On devrait se faire un resto tous les jours. » Ils sourirent. « Vraiment ? Quand j'aurais pris trente kilo en plus, je crois que tu changeras facilement d'avis. » Ils éclatèrent de rire, bruyamment, puis s'embrassèrent de nouveau. Ses lèvres s'approchant de ceux de Roby, Teddie se dit la femme la plus heureuse du monde et la fiancée la plus gâtée. Leurs bouches fusionnèrent et ils restèrent collés l'un à l'autre pendant plusieurs secondes.
BANG BANG BANG. Un coup de feu retentit dans les rues du Bronx. Ce n'était pas rare d'en entendre ici, mais il fallait toujours faire attention. Le son avait été plus proche que d'habitude. Le coup avait été porté dans cette rue déserte. « On devrait se dépêcher. » Un silence. « Roby ? » Teddie se tourna vers son fiancé, le regard interrogateur. Le tint blême, les yeux révulsés, les mains et les jambes tremblantes, celui-ci ne mit que quelques secondes à s'écrouler face contre terre. Une substance rouge sortait du dos de Roby. La bouche entrouverte, le coeur battant à rompre sa cage thoracique, la plus heureuse des femmes assistait à la mort de son bien-aimé.


La vengeance est un plat qui se mange froid. Un proverbe mondialement connu et, pourtant peu de gens en connaissent la signification. Teddie, elle, ressentait cette vengeance tous les jours, toutes les heures, toutes les secondes. Elle en subissait les douleurs et les dépressions. On avait tué son fiancé, l'amour de sa vie. Elle se souvient exactement de la scène effroyable. Un moment encore ils s'embrassaient, de l'autre Roby tombait à terre, vidé de son sang quelques minutes plus tard. Elle avait été choquée au début. Elle ne croyait pas que ce corps et cette âme qu'elle avait tant chéris soient sans vie. Pourtant, il avait bel et bien trépassé et c'est à l'enterrement que Teddie s'était rendue compte de la perte de Roby. Dès qu'elle avait aperçu le cercueil, son choc se matérialisa en larmes qui tombaient sur ses joues creusées. Ses pleurs la secouèrent pendant deux jours de suite. Les appels qu'elle reçue, les amis qui vinrent lui rendre visite, rien n'y fit. Teddie ne voulait pas oublier Roby, elle voulait le garder en mémoire. Sa tristesse profonde se transforma en colère contre le criminel qui avait tiré sur son fiancé. Le sentiment de vengeance la rongea peu à peu, de jours en jours. Au bout de six mois de deuil, elle ressentait la même fureur. Ne rien faire la consumait. Elle devait agir, elle devait trouver cet homme ou cette femme. Elle voulait le voir souffrir sous ses yeux, tomber à terre à l'image de son fiancé. Un ans plus tard, elle eut cette satisfaction.
« Vas-y, tue-la. Je sais que c'est ce que tu désire depuis le début. » Teddie dévisagea son acolyte. Ce dernier n'était pas au courant de son histoire de vengeance, car le boss avait promis de ne pas disperser l'affaire. Avait-elle été si investie dans cette mission au point de révéler ses émotions ? Teddie se renfrogna, puis releva la tête le visage indifférent. Maintenant qu'elle en était à ce stade, elle n'allait pas tout gâcher en se révélant trop émotive. Dans ce travail, on doit être sérieux, méticuleux, sans sentiments envers la victime. Il fallait frapper les yeux fermés. La jeune femme, alors âgée de 21 ans, referma son étreinte sur son pistolet. Elle s'avança sûrement vers la femme qu'ils avaient réussi à coincer. Cette dernière était à la solde d'un groupe mafieux. Roby avait eu des ennuis avec l'un des membres de ce "club" et il avait du payer. Misérable femme! Teddie la défia du regard. Elle s'était attendue à ce moment, elle l'avait imaginé le soir, dans ses rêves. Son regard froid trouva celui de la jeune tireuse. Teddie leva son arme et la lui pointa au niveau de la tête. Elle allait tirer, elle le voulait. Elle s'était tant préparée... elle baissa son arme et pendant un instant on crut à une hésitation. Cependant, le claquement sec du coup de feu résonna dans la pièce. On entendit un cri strident. La jambe en feu et couverte de sang, la criminelle s'était repliée en deux. Une deuxième balle lui transperça un de ses poumons. L'asphyxie, une mort bien douloureuse. Son deuxième poumon fut percé peu de temps après. Le visage virant au rouge pourpre, celui-ci fut soudainement aspergé de sang. Un trou vint orner le front de la femme. Teddie, l'arme toujours levée, regarda le dégât sans une larme. Elle avait apprise à être forte. Un soupir s'échappa de ses lèvres. Elle sentit l'emprise sur son coeur se desserrer. Elle l'avait fait. Elle l'avait vengé. Plus de retour en arrière. Elle était devenue une meurtrière à son tour. « J'ai cru que tu n'y arriverai pas. » Teddie lui jeta un regard indifférent. « Tu ne me connais pas. » Elle se détourna de son acolyte, ramassa ses affaires et rangea son flingue dans son sac. Elle allait en avoir besoin pour les prochaines années. Elle avait été destinée à traquer et à tuer si nécessaire. « Attends, la partie n'est pas terminée. Le boss t'attend pour le fric. » Elle s'arrêta. Elle n'avait pas vraiment eu le choix. Elle avait du accepter le contrat pour avoir une chance de se venger. Le gang l'avait donc recrutée et une réussite se terminait par une récompense. Des billets bien frais et rugueux sous les doigts. « D'accord. »


Deux semaines. Teddie eut le temps de voyager dans toute l'Amérique. De l'Est jusqu'à l'Ouest, puis du Sud jusqu'au Nord. Et maintenant, elle n'avait d'autre alternative que d'aller se réfugier en Alaska. Là où le froid vous glaçait à même le sang, là où les nuits se disaient interminables. Une bonne cache. Ou pas. Car les hommes qui la poursuivaient étaient déterminés. Ils n'allaient pas stopper leur traque tant qu'ils ne la voient pas morte sous leurs yeux. Elle le savait, car sa dernière mission avait été de tuer un des membres du même gang. Un casse-tête pas possible. Le mec avait été introuvable pendant des semaines. On voyait qu'il ne connaissait que deux choses : rester en vie et donner la mort. Ses gars étaient des terminators humains. Rien ne les arrêtait. Le froid n'allait sûrement pas les décourager. Cependant Teddie espérait les retarder dans leur piste. Elle avait besoin de temps afin de réfléchir à une solution. Les deux semaines ne lui avaient pas suffi à remplir ces conditions. Toujours en déplacement, c'est à peine si elle dormait dans un motel. Elle préférait dormir dans sa voiture, au milieu d'un champ abandonné. Pourtant, en Alaska, le climat ne lui permettait pas ces précautions. Elle était obligée de se coucher dans une chambre chauffée, mais s'assurait quand même que les lumières soient éteintes et sa voiture cachée aux yeux de citoyens lambdas. Quelle vie elle menait. Tout ça à cause de cette putain de mission, de ce mec introuvable. Comment avait-elle pu tomber dans le piège ? Introuvable pendant des semaines et soudain il apparait. Elle était tombée dans le panneau. Mais heureusement qu'elle s'en était tirée.


La maison semblait dégagée une chaleur conviviale et douce. Grelotante dans sa voiture, Teddie fixait la maison de Birdie, sa meilleure amie. Son ventre gargouilla. Elle avait si faim. Depuis ce matin, elle n'avait engloutis qu'un chocolat chaud. C'est tout. Elle n'avait pas voulu se permettre une pause déjeuner. Trop dangereux. Hier, elle avait failli se faire prendre. Elle les avait vu passer sur la route qu'elle avait pris la veille au soir. Ils ne l'avaient pas vu, cachée dans sa voiture, elle-même cachée derrière des pins. Bref, la faim la dévorait. Elle se mordit la lèvre inférieure, l'air indifférent. Pourtant, Teddie était anxieuse. Inquiète à l'idée de revoir sa meilleure amie après tant d'année. Elles s'étaient quittées dans de mauvais termes. Elle se rappela la dispute qu'elle avait eue avec Birdie à propos de son déménagement et de sa volonté d'une vie meilleure. Son coeur se pinça. Birdie avait finalement réussi. Elle avait une maison, un mari. Mais voilà qu'elle allait entrer en trombes chez elle et tout foutre en l'air. D'un autre côté, Teddie n'avait guère le choix. Elle avait besoin de sa meilleure amie. Ensemble, elles avaient formé une belle équipe de chasseuse de prime. A deux, elles avaient accompli beaucoup de missions. Qui aurait cru que ça se terminerait ainsi ?
Teddie inspira un bon coup et scruta la rue déserte. Puis, elle ouvrit la portière de sa voiture et la ferma doucement derrière elle. Ses pas se firent le plus discrètement possible. Une fois arrivée devant la porte, elle secoua ses cheveux et enleva le peu de neige qu'il lui était tombé sur les épaules. La sonnette retentit dans la maison. Teddie attendit qu'on lui ouvre, le coeur battant. Elle entendit un son de serrures et la porte s'ouvrit. La lumière l'éblouit premièrement et l'empêcha de voir distinctement la personne qui lui faisait face. « Birdie ? Salut. » C'était tout ce qu'elle trouva à dire.