J’ai horreur du froid. Cela engourdit tout mon corps et sortir dehors par moins dix est un vrai calvaire. Toutefois, je ne m’en plains pas. Je suis ici pour poursuivre l’œuvre de mes ancêtres et transmettre un patrimoine encore plus grand à mes descendants. Je ne suis que le maillon d’une chaîne crée pour travailler, pour amasser aveuglément. De petites choses aussi subtiles que la météo ne doivent pas me stopper dans la tâche qui m’a été donnée. Celle de faire entrer cette rude terre dans mon patrimoine. Pourquoi ? Par pure désir de posséder, pour ensuite toute dépenser ? Certainement pas. Je ne suis pas l’être à qui tous ces biens sont dédiés. Non. Il viendra plus tard, bien plus tard… je suis juste là pour préparer sa venue. Et cela est un si grand honneur que d’être membre de cette famille d’élus, de cet ouvrage que cela efface tout le négatif qu’il peut suinter de ma condition. Oui, je suis heureux. Très heureux. Il n’existe en mon cœur aucune ombre, aucune jalousie. Aucune peur, aucun malheur. Je suis pur, je suis saint, je suis vain je suis malin… je suis le malin, je suis vilain… tant de chagrins. Je hais cet endroit !
Je vis à Snow Falls depuis un peu plus de trois ans. Je n’y resterai pas toute ma vie, juste le temps d’implanter l’industrie familiale dans le paysage de cette terre gelée. Certes, cela peut prendre plusieurs décennies. La population est plutôt réticente à notre venue, les grosses entreprises ne sont pas très bien vues ces derniers temps. Je ne peux blâmer personne, j’ai ma part de responsabilité dans la crise systémique que tous nous subissons en ce moment et l’assume. J’avoue avoir manipulé, spéculé… menacé, licencié. Allez-y, je suis le parfait bouc-émissaire. Défoulez-vous sur moi, le Christ de l’économie. Crucifiez-moi, sacrifiez-moi et érigez des églises à forme phallique à ma gloire ; mais remplacez les fleurs par des billets verts. Ceux-là ne fanent pas.
J’ai déjà vécu cela l’an dernier. Une période d’épuisement et de lamentations. L’être humain a besoin de soleil pour se sentir serein et reposé. Toutefois, je n’ai pas détesté cela. J’avais complètement perdu la notion du temps. Je ne savais plus quand manger, quand prier, quand faire une pause… oui, faire une pause. Contrairement à la majorité des habitants de Snow Falls, je n’arrête jamais de travailler. Je m’arrête de temps en temps pour reprendre mon souffle ou reposer quelques heures mon cerveau, mais c’est tout. Ah, que j’aimerais ne pas avoir à dormir, vous savez. J’ai tant à faire ! Tant à accomplir ! Enfin. Les trente jours de nuit sont quelque chose que j’attends avec impatience mais aussi avec réticence. C’est… c’est tellement grandiose, tellement différent ! J’espère que cela se passera comme la fois dernière. Que je serai à tout moment au bord de la syncope, que me mains trembleront tellement que je ne pourrai plus signer quoi que ce soit, que mon cerveau hallucinera et que je me prendrai pour une forme de vie extraterrestre. En même temps, j’en ai très peur. Il n’y a aucun sens en cette période nocturne. Pas plus qu’il y en a en moi.
Le travail. Rien d’autre. Le soleil de l’Afrique me manque tellement ! Je ne sais pas comment vivre dans une telle contrée. Quoi porter, quoi faire. C’est comme si vous mettiez un lion en Sibérie ou un ours blanc en Inde. Je suis comme eux, ne sachant trop où me mettre. Et ma santé… j’ai l’impression de visiter l’hôpital chaque mois. L’humidité est telle que j’en crache mes poumons jusqu’au sang, jusqu’à me démettre les cotes. Le froid accroît ma mauvaise circulation sanguine, me donne des contractures, des angines, grippes, sinusites… certains se demandent comment j’arrive à enchaîner de si longues journées de labeur avec une santé si pathétique. Je n’ose pas leur répondre, cela n’est pas très bien vu pour un juriste d’avouer avoir recours à l’illicite. Promis, j’arrêterai. Quand j’aurai trouvé quelque chose de légal qui me tient en alerte aussi longtemps que le fait la méthamphétamine.